28 décembre 2007

Petits et grands (titre temporaire) - Première partie

La nuit était tombée depuis plusieurs heures sur la merveilleuse cité de Gesserit. Les rues propres qu'une légère brume recouvrait luisaient aux multiples feux des lampadaires qui diffusaient une lumière bleutée, un peu floutée par l'humidité de la nuit. Les travailleurs nocturnes oeuvraient le plus silencieusement possible, sans déranger les autres habitants. Nettoyeurs, médecins de garde, cerbères d'édifices importants... tous effectuaient leur métier sans heurt, avec force d'habitude et la satisfaction d'un travail bien fait. La sérénité enveloppait toute la cité d'un duvet confortable et léger. Les hautes maisons claires abritaient chaudement leurs habitants qui dormaient dans la douceur de leurs murs de pierre. Les nombreuses bibliothèques, recelant de riches connaissances accessibles à tous, brillaient, malgré l'heure avancée de la nuit, de toute leur majesté architecturale et des rares lampes à huile encore utilisées par des érudits noctambules. Même les Quatre Tours, que l'on pouvait apercevoir au loin et qui étaient continuellement le siège d'une activité frénétique, même les plus hauts dignitaires de la cité qui vivaient dans ces prestigieux bâtiments, goutaient les délices d'une douce langueur.

Les quadruples Tours d'Elentil. Quatre flèches d'or, effilées, lisses comme des miroirs et enveloppées d'une aura jaune et blanche, dont les pointes montaient si haut dans les cieux qu'elles servaient à communiquer avec les Dieux. À mi-chemin entre ciel et terre, le corps poli de chaque tour avait été enchâssé dans un immense disque, également doré et suffisamment grand pour que chacun de ces plateaux touchât ses voisins, formant ainsi une plate-forme dont le motif ressemblait à un trèfle sans tige, sur laquelle les dirigeants, les prêtres, les messagers ainsi que de nombreuses autres créatures travaillaient, s'affairant à des tâches complexes.
L'altitude impressionnante de la surface formée par les quatre disques, ainsi que celle des Tours elles-mêmes, permettait d'embrasser du regard les différents éléments du paysage dans lesquels la cité se lovait, puisait sa force, prospérait. Au Nord se trouvaient les mines perpétuelles de Fed, sources infinies d'énergie puisée par des procédés mécaniques simples et propres. Entre les Tours et les habitations, le prestigieux amphithéâtre des Sables d'Otrum, où jamais les plus grandes symphonies ne furent jouées de façon aussi émouvante, et le musée des Arts Divianta, qui regorgeait de peintures, de sculptures, de tapisseries, de fresques aux couleurs quasi-surnaturelles, offraient un divertissement des sens permanent.

Tout autour, le paysage désert et rocailleux était bien sombre et triste en comparaison. L'on pouvait apercevoir les routes zigzaguant parmi les cailloux et maigres arbustes qui ponctuaient la plaine, certaines utilisées régulièrement pour accéder aux différentes ressources plus ou moins cachées, aux lieux plus ou moins bien famés, aux contrées plus ou moins belliqueuses. Les passages fréquentés ne représentaient cependant qu'une infime partie de l'infrastructure routière de la Cité. Les chemins tracés mais inusités se comptaient par milliers et se perdaient dans les confins de la vaste étendue sans vie, menant nulle part en particulier, mais présents au cas où le besoin s'en ferait ressentir. Rares étaient les constructions qui venaient rompre la monotonie du paysage. Aucun relief ne troublait l'horizon désespérément vide et morne. Le désert étendait sa griffe sèche et cruelle autour de Gesserit partout où le regard pouvait se poser.

Un poste de garde sur une route isolée. Une grande créature ailée et sombre faisait les cents pas près d'un puits de pierre posé sur le bord du chemin. La nuit était belle et calme. Le vent apportait une odeur de poussière et de chaleur estivale, comme toutes les autres nuits depuis des lustres. Les yeux rouges et perçants de la créature scrutaient l'obscurité, à la recherche d'éventuels rôdeurs, mais seule une immobilité pesante régnait, comme à l'accoutumée. Le crissement des griffes sur le sol à chaque pas de l'imposant garde se perdaient dans le silence clair. Afin de tromper le manque d'action, il prit un caillou dans sa paume d'écaille, tenta maladroitement d'y graver quelque dessin et, devant la médiocrité du résultat, le broya entre ses doigts griffus. Si les Gardes de Feu de la Cité étaient suffisamment puissants pour empêcher quiconque, insecte égaré ou légions de mercenaires, de franchir leur poste, leur relatif manque d'intelligence et d'initiative faisait qu'ils ne s'ennuyaient pas tant que ça durant leur travail. Leur principal souci était de ne pas s'engourdir tout en surveillant étroitement la route qui leur avait été attribuée. D'un puissant battement de ses ailes de dragon, le garde prit son envol silencieusement, voulant profiter d'un vent ayant forci depuis quelques instants.

À peine eut-il le temps de commencer une série de mouvements aériens que ces yeux flamboyants captèrent au loin une colonie de lumière pareille à un essaim de lucioles. Elles avançaient lentement vers le poste de garde, mais régulièrement, avec de légers mouvements de cahots dûs à l'état médiocre du pavement. Des véhicules. De son point de vue, le garde pouvait compter une petite cinquantaine de lanternes. Soucieux de ne pas laisser son morceau de frontière sans surveillance, il n'alla pas à leur rencontre pour les formalités d'usage et les attendit parmi les chauds courants aériens de la nuit. Un grondement sourd commença à se faire entendre, puis enfla au fur et à mesure que les inconnus approchaient. De gros engins à en juger par le timbre grave des roues sur le sol. De mémoire de Garde de Feu, rien de plus gros qu'un humain muni d'un gros sac à dos n'avait franchi cette zone. Et encore, on chuchotait qu'il s'agissait en fait d'une inspection de routine.
À l'approche des véhicules, le garde se laissa tomber au sol comme un roc, ses jambes musclées accusant le choc sans broncher et les griffes de ses pieds creusant de gros trous dans le sol. Il déploya grand ses ailes afin de clairement signaler la défense d'entrer et attendit. Ceux voulant s'infiltrer dans la Cité étant généralement extrêmement petits, discrets et passe-partout, la méfiance du garde était quelque peu amoindrie, masquée par une curiosité d'autant plus excitée que cette route n'avait pas accueilli de voyageur depuis longtemps.
Le véhicule de tête stoppa à quelques mètres devant le garde et les suspensions mirent une poignée de secondes à le stabiliser parfaitement. Il s'agissait d'une sorte de grand carrosse, plus haut qu'une maison, entièrement construit avec des planches de bois mal ajustées et assemblées à la va-vite. L'essieu arrière supportait tout le poids du chargement et avait l'air de ne résister que par miracle ou un enchantement particulièrement efficace. Le conducteur, assis à l'avant, sauta de son siège et s'avança vers le garde :

- Salut!
- Identification? jappa le garde.
- Cinq huit zéro zéro huit six, répondit le conducteur sans se formaliser à propos ton aride du gardien.
- Destination?
- Cité de Gesserit.
- Provenance?
- Cité de Delphes.
- Combien de véhicules?
- Vingt-et-un, mais d'autres devraient arriver plus tard.
- Je verrai cela avec celui qui les conduira, rétorqua la créature massive. Qu'est-ce que vous transportez?
- Des habitants... spéciaux de Delphes.
- Comment ça "spéciaux"? gronda-t-il. De quelle classe d'habitants s'agit-il?
- Désolé mon vieux, mais je sais parfaitement que ce ne sont pas tes affaires, rétorqua sèchement le conducteur nullement impressionné. Tu le sais aussi d'ailleurs.
- Hmph... Bon, dis à tes zigotos de descendre et de passer. Dans quel secteur vous devez vous rendre?
- Le quartier résidentiel. Ils ont besoin d'un nouveau foyer.
- Alors c'est par là. Mais ne faites pas les malins, si jamais vous sortez de la route...
- Tu crois qu'ils ont fait tout ce chemin pour terminer dans les nimbes? Évidemment qu'ils fileront droit. Et puis ils sont attendus, alors laisse-les passer qu'on en finisse. J'ai peur que les chariots de transports ne tiennent plus longtemps le coup avec un tel chargement.

Sans trop maugréer - après tout, son boulot ne consistait ni à poser des questions indiscrètes, ni faire reluire son ego à grand renfort d'intimidation inutile - le garde s'effaça pour laisser la place à la "cargaison". Sitôt qu'il eut rejoint le bord du chemin, un voile de lumière violette et sombre apparut en travers de la route à l'endroit où il s'était retiré. Le conducteur du convoi parut satisfait et retourna à son véhicule. Il actionna une manette et, sans pour autant avoir l'air d'être reliées par un mécanisme quelconque, les soutes de toutes les carrioles s'ouvrirent simultanément avec un soufflement d'air s'échappant d'un circuit pneumatique et une plainte métallique lâchée par des engrenages grincheux. Les voyageurs descendirent un par un sans bousculade, très ordonnés et disciplinés, le tout dans un silence de crypte.

Chacun d'eux était habillé de longues robes noires et très amples, si bien qu'il était impossible de deviner la morphologie des individus. Ils paraissaient avoir tous la même taille, mais le noir, trop intense pour être naturel, et l'obscurité ambiante laissaient planer un doute sur un tel jugement. Leur démarche était automatique, non pas rigide comme aurait pu l'être celle d'un robot, mais plutôt involontaire comme celle d'un zombie. Impossible de lire la moindre émotion ou lueur d'intelligence dans leurs yeux : ceux-ci, à l'instar leur tête, étaient masqués par une grande capuche, noire également.

Centaines d'ombres mouvantes à la lueur pâle des feux des véhicules, les réfugiés de Delphes marchèrent vers la fine barrière luisante dressée en travers de la route par le gardien. Ce dernier était intrigué par de tels visiteurs, mais ne chercha pas à en arrêter un pour le questionner ou à interroger plus profondément le conducteur. Il n'en avait pas le droit. Il n'était pas là pour être curieux.

Il ne restait plus qu'un seul des vingt-et-un convois à débarquer, les vingt premiers étaient déjà repartis au loin. Les passagers du dernier véhicule formaient une file mouvante entre l'écran violet et la soute, laquelle se vidait lentement. À peine les premiers réfugiés eurent-ils le temps de franchir les frontières de la cité que le passage lumineux disparut et avec lui, toutes les autres robes noires, ainsi que le convoi lui-même. Ceci se déroula sans un bruit, sans un cri, sans un frisson. Le gardien eut juste le temps de les voir s'évanouir dans le néant comme des grains de sel dissous dans l'eau. Surpris sans s'émouvoir, il reprit son poste en jetant un dernier coup d'oeil aux survivants qui, nullement atteints par la perte de leurs semblables, cheminaient vers le quartier résidentiel de la cité. Les mages des Tours d'Elentil sauront pourquoi ils sont là.

La garde avait encore à l'esprit la récente péripétie quand il entendit un léger bruit. Ses sens, d'avantage aux aguets depuis l'inopinée déchirure du passage lumineux qu'il avait ouvert, cherchaient à en déceler la nature. Roulements de petits cailloux dérangés par des mouvements rapides, odeur de fourrure poussiéreuse, rapidité d'approche furtive dénotant une taille réduite... Tentative d'intrusion. Le gardien déploya ses grandes ailes écailleuses couleur de désert, bloquant tout accès. La fréquence des petits pas sur le sol, d'abord élevée, diminua progressivement au fur et à mesure que leur auteur s'approchait du dragon, pour finir par s'arrêter complètement. Rien ne pouvait tromper la vigilance du gardien, rien ne pouvait passer sans qu'il ne soit au courant.

Scrutant la nuit de ses yeux rouges et luminescents, il identifia une forme allongée et poilue, aplatie au sol, se lovant autour d'une pierre, immobile pour essayer de se fondre dans le décor. Mais les artifices pouvant berner un gardien de la cité sont rares. Il s'empara de l'intrus, qui était en l'occurrence un furet, par la peau du cou et l'approcha de son visage.
- D'où viens-tu toi?
Le furet ne répondit pas, ce qui eut pour effet de modifier la façon dont celui qui avait emprise sur lui le dévisageait. Les habituelles pupilles de braise avaient laissé place à un regard pourpre posé et inquisiteur. Il fixait celui du furet avec la même intensité que s'il tentait de déchiffrer à l'oeil nu un lointain parchemin.
Delphes.
- Delphes? Décidément... Et qu'est-ce que tu viens faire ici?
On m'a envoyé pour vérifier si l'arrivée du dernier... heu... convoi s'est bien déroulée.
- Hmm... Code d'identification?
Ce qu'il obtint comme réponse ne parût pas lui plaire. Son regard reprit sa teinte vermeille et lançait des éclairs de haine. Sans mot dire, il jeta le petit animal au loin, hors des limites de la route qui serpentait sur le sol frais du désert. Aussitôt que la trajectoire de l'indésiré furet eut intersecté avec le bord de la route, il disparut corps et âme, aussi discrètement que la chute d'un grain de sable... pareillement aux infortunés réfugiés de Delphes qui n'avaient pas pu franchir à temps l'entrée du territoire de Gesserit.

L'inopportune bestiole éliminée, le gardien, soucieux, s'approcha du puits en pierre posé sur le bord du chemin. En fait de puits, il s'agissait plutôt d'un bas muret de grès encerclant un insondable trou dans le sol d'environ un mètre de diamètre. Sur le rebord plat et large d'une paume était posée une multitude de petits osselets, de diverses couleurs, de diverses formes. Le gardien en saisit un rond et jaune, similaire à une pièce d'or mate et immédiatement, un objet identique apparût au même endroit pour le remplacer. Nonchalamment, il lança la piécette dans le puits, lequel régurgita rapidement après une petite sphère d'un beige très clair, comme un oeuf parfaitement rond. De nettes et simples lettres inscrites sur la face de la sphère épelaient le mot "Gesserit". L'oeuf flotta vers la gardien, qui ne prononça qu'un seul mot : "Delphes". Aussitôt, la boule prit la direction de l'horizon, zigzaguant au gré des méandres du chemin, fendant l'air aussi rapidement qu'un éclair. Elle disparût très vite du champ de vision du gardien, pourtant très développé, tandis que ce dernier reprenait sa place. Les Balles mettent généralement très peu de temps pour revenir. Leur simplicité et leur taille leur permettent de franchir les distances en un clin d'oeil.

Une heure passa, suivie par une deuxième. Le gardien avait envoyé trois autres Balles vers Delphes, au cas où les routes furent encombrées ou particulièrement mal famées. Mais aucune ne revint. Il retourna alors au puits et y jeta une fine baguette cuivrée. Un visage difforme s'y dessina alors, cornu, enveloppé d'une aura d'un vert malsain teinté de jaune. Les yeux blancs de cette chose se tournèrent vers le gardien et, en l'apercevant, celle-ci dévoila une rangée de crocs acérés parmi lesquels pourrissaient les restants de quelque innommable repas. De mauvaise humeur, assurément.

- Quoi? aboya le démon d'une voix qui aurait pu faire saigner un coeur de pierre.
- Maitre, Delphes a été détruite.

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